___Conscience… comme une torche au bois torve qui s'allume et luit avec faiblesse au cœur des plus profondes ténèbres, malmenée aux rafales des bourrasques chaotiques qui menacent d'emporter la flamme et la faire sombrer à nouveau… Pas le premier réveil, la flamme a sombré plusieurs fois déjà : quelques brèves étincelles au milieu de nulle part, un nulle part sombre et glacé, au parfum de mort, à la couleur de souffrance, et juste après, le vide…
___Je suis vivant, je crois… je peux penser, en tout cas. Qui suis-je ? Que suis-je ? Rien ne me vient… Juste le présent, qui ne parle pas de mon passé, et m'interdit l'avenir… Le crépuscule lunaire d'un soupirail étroit, m'autorise à distinguer mon environnement : les murs de pierre nus et crasseux, paraissent gluants d'humidité. Ils s'ornent de crochets et de pitons rouillés qui s'accordent à l'ocre brun de la pierre. Une lourde porte renforcée d'acier me contemple de son regard noir de cyclope. Le plafond est très haut, je ne le distingue pas, mais des chaînes barbelées pendent vers moi, comme se tendant pour tenter d'agripper… Elles l'ont déjà fait, je le sais…
___Le sol m'est hors de vue. Allongé sur le dos et pris dans un carcan, je ne peux que regarder vers le haut… Au sol il y a mon sang, suintant encore des mille boursouflures putrescentes qui ornent mes plaies…
___Ils étaient des milliers, massés en vue de la Cité Blanche, celle que les Dieux avaient choisit... Fourrures fauves, noires, tigrées, bardées de cuir et de fer, aux gueules féroces, aux crocs jaunâtres acérés, aux cornes menaçantes, aux rictus plein de haine… Brandissant haut armes et oriflammes, ils hurlaient et maudissaient, promettant carnage et destruction. Les haches et les épées entrechoquaient les pavois et les plastrons d'acier dans une cacophonie de fin du monde. Les lances se dressaient et déjà, le feu des Porte-flammes s'abattait sur la cité, ses portes, ses remparts, où étaient massés les défenseurs.
___Pas de retraite possible, pas d'espoir de renfort… les armées Sharrs avaient fait leur office. D'immenses brutes, des animaux qui marchent comme des hommes, à faciès de lion ou de tigre, des barbares sanguinaires qui vénéraient le feu... Venus du Nord, au-delà de la Tyrie, au-delà d'Ascalon, ils ne venaient pas en conquérant, mais en destructeurs et en meurtriers…
___La Cité Blanche se dressait à présent seule face aux hommes-bêtes… Déterminée, mais un espoir si fugace... Prête à résister, mais une telle multitude ?… Qui verrait la prochaine aube, nul n'en présageait, encore moins ce jeune garçon, sur les rempart, 13 ans à peine, qu'on avait affublé d'une tunique de cuir, d'un casque conique et d'un cimeterre. Il contemplait la vallée, les champs irrigués autrefois verdoyants, les jardins, les bosquets de cèdres et d'arganiers, les arbousiers et les acacias maintenant calcinés… au loin, la ferme de ses parents ravagée… et l'ennemi, indénombrable qui foulait tout au pied… et ses yeux pleuraient à travers l'âcre fumée des incendies…
___D'abord ténue, juste un murmure, presque inaudible… insoupçonnée au milieu du vacarme, la voix s'élevait, lancinante, monocorde… inquiétante… Des mots, incompréhensibles, gutturaux, une litanie venue d'ailleurs, un crescendo lent, progressif, impitoyable… Tel une avalanche de sable dans le désert, la voix enflait, s'amplifiait, s'imposait, à l'esprit plus qu'à l'oreille… un roc qui aurait dévalé une pente et qu'on voyait de plus en plus proche… la tempête au loin qui approchait, faisant sonner au vent le noir tocsin du désastre…
___Des torches approchent, qui jettent des éclats de flammes à travers la trouée de la porte, face à moi. Mes tortionnaires ? Adossé à un chevalet incliné, retenu, les membres écartés par des entraves de cuirs, je ne peux que laisser venir… Bruits de serrure, la porte s'ouvre dans un grincement… Une ombre se tiens dans l'embrasure, un homme, très grand, drapé d'un long manteau cramoisi aux manches larges, sur les contours duquel dansent les reflets des flammes… Derrière lui, les torches tenues par des créatures hâves et décharnées…
___Il me contemple… je ne distingue rien de son visage. A dessein, je suppose… Il doit sourire : un petit rire de satisfaction mauvaise le prend.
___- Bon travail, bon travail…" dit-il d'une voix sépulcrale, "pas encore tout à fait prêt, mais bien avancé… il n'est pas encore à point…, sans s'adresser à personne en particulier, juste pour lui-même.
___Il s'approche, je distingue alors des traits anguleux, comme taillés au couteau, une fine barbiche en pointe et des yeux d'un bleu glacial. Ce visage m'est-il familier ? Je ne saurais être sûr… Loin, dans un passé incertain, peut-être…
___- Extraordinaire, il est conscient, souffle-t-il en se penchant vers mon visage. Sais-tu qui tu es, demande-t-il, cynique, un sourire aux lèvres ?
___Je ne dis mot, me contentant de lui rendre son regard. Un instant passe, alors qu'il semble me jauger, puis il reprend.
___- Bien sûr, tu ne sais pas… J'ai brisé ta mémoire, brisé ton corps, lacéré ton esprit… J'ai arraché tout le superflu qui t'attachait à l'humanité, tout ces bons sentiments qui définissent les faibles. Ne te restera bientôt que la haine, et la souffrance… Et le Pouvoir, bien entendu, que tu ne devines même pas, mais qui est là, caché, enfoui en toi… ce pourquoi je t'ai choisi. Tu es comme le fer du forgeron… on le débarrasse d'abord de ses impuretés, puis on le travaille et on le forge pour en faire de l'acier… Ainsi je te forgerais, tu seras mon instrument, la lame par laquelle j'asservirais le monde…
___Il pose alors la paume de sa main sur mon front, et la douleur éclate dans mon esprit comme un fruit trop mûr. Je succombe, glissant dans les ténèbres salvatrices…
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Note 1 : Tess m'avait donné envie de faire un p'tit truc genre histoire de personnage... voilà donc...
Note 2 : J'ai tronqué parceque ça risquait de faire beaucoup en une seule fois... Deux autres parties à venir, juste le temps de vous laisser digérer...