___- Il y a quelque chose d'étrange, chez toi, mon garçon…
___Il considérait Yalcin, lui relevant la tête de sa main, pour le regarder droit dans les yeux. Dans le grand hall de l'Académie, salle cyclopéenne aux immenses colonnes de marbre blanc, il y avait assez peu de monde en cette heure de l'après midi, chacun vacant à ses études. Les rares passant, étudiants de l'Art comme professeurs, s'inclinaient respectueusement devant lui. Il était grand et mince, presque maigre, vêtu avec la pompe de son rang, toutefois sans effusions ostentatoires, d'un caftan en brocart de soie bleu pâle et or, aux lisérés brodés blancs, et sur la tête le turban de sa charge, assortit au caftan, perlé et cousu d'or. Courte barbe en pointe, fines moustaches, sourcils épais, ses traits secs et anguleux affichaient la perplexité et son regard bleu intense semblait sonder le jeune garçon.
___Le Vizir Khilbron était également le doyen de l'Académie de Dwayna.
___- Oui… quelque chose d'étrange… Tu as le Don, c'est indéniable, mais il y a quelque chose de plus… Tu étudieras ici, avec les autres, mais je garderais un œil sur toi…
___Yalcin se courba gauchement en signe de remerciement. Comme il se redressait il s'avisa que le vizir était déjà parti. Chassant négligemment un insecte aux grandes ailes brunes de la main, il poursuivi son chemin…
___… j'ai l'impression de flotter, fantôme désincarné, au dessus d'un corps que je ne reconnais pas… je ne reconnais rien, même mes pensées me semblent étrangères…L'impression d'être nulle part et partout à la fois, capable d'aller à mille lieux d'ici en une pensée, et pourtant… attaché à cet endroit, à ce cadavre… Geôle putride que je considère d'en haut, un corps brisé sur un chevalet noir de sang séché, pantin désarticulé qui n'est plus qu'une coque vide…
___Un grand type est là aussi : sale tête, barbiche, yeux froids.
___"Nous y sommes… les signes se révèlent et la Prophétie est en marche… Je suis le Chercheur de la Flamme et mon destin est d'asservir le monde au nom d'Abaddon… Déjà, les Sharrs, investis de la magie des Titans, vont détruire Ascalon…
___Toi, tu seras l'instrument par lequel se réaliseront les prédictions de Brill… le sceptre d'Orr qu'il faut retrouver, les Mursaats qu'il faut pousser à la chute, et enfin, la porte de Komalie à ouvrir pour libérer les Titans… Du travail t'attend… Mais tu n'es pas seul ! Des dizaines d'imbéciles, persuadés d'œuvrer pour le bien ou pour leur intérêt : les Sharrs, Ruric, le Trône de Pierre, le Blanc Manteau, la Lame Etincelante… tous ! Manipulés, noyautés, corrompus… ils se précipitent vers leur perte !
Et toi… que j'ai longuement pétri et reformé, que j'ai dépouillé de tout semblant d'humanité, que j'ai vidé de tout sentiment, de toute volonté pour y imprimer la mienne, et fait ressurgir du plus profond de ton être l'emprise sur la Mort que tu détenais…
___Tout est en place à présent, ne te reste plus qu'à entrer en scène… mais avant, il me faut te ramener…"
___Là-dessus, il tourne sa tête vers le plafond, et ses yeux glacials, irradiant de magie, me transpercent… un maelström d'énergie noire m'aspire vers le bas, m'enlisant dans les miasmes d'un corps sans vie qui me révulse… Je lutte, je tente de résister… rien n'y fait, je m'enlise et je sombre…
___Un spasme… je suis tétanisé, arc-bouté, les muscles tendus à se rompre, les yeux révulsés… Respirer… comment fait-on cela ? Ca me reviens… je fini par me détendre. Mon corps s'abat comme vidé de ses forces, et alors que l'inconscience me gagne, une voix :
___- Il te faut un nom… un nom qui claque au vent de la Destruction comme un étendard funeste… Vorpale…
___L'assaut des hordes Sharrs avait commencé… Plusieurs détachements, boucliers au dessus de la tête, dans la cohue des hurlements, avançaient de lourdes échelles à grappin. Des nuées de flèches volaient en tout sens, moissonnant leur lot de victimes, tantôt tombant des murs, tantôt s'affalant dans la poussière… Au milieu, un immense bélier sur roue, caparaçonné d'une toiture de peau, montait lourdement vers la porte de Dwayna. En arrière, les trébuchets sharrs étaient entrés en action, écrasant méthodiquement les premiers bâtiments de la ville dans des explosions de moellons, de gravats et de flammes… Les balistes arrachaient aux remparts des corps pantelant qu'elles suspendaient en l'air et projetaient vers l'intérieur. Les Serviteurs de la Flamme, ces sorciers sharrs vénérant le feu, groupés autour de leurs étranges chaudrons, propulsaient en hautes paraboles, des pluies incandescentes qui ravageaient les défenseurs, hurlant de terreur et de souffrance…
___En haut, Yalcin, tétanisé par l'horreur, n'osait plus bouger de l'abri précaire qu'offraient les créneaux des murs. Autour de lui s'étaient effondrés moult combattants, même parmi les plus aguerris, percés de flèches, broyés sous les pierres, ou brûlés. L'un d'entre eux avait eu son bras calciné, ratatiné comme une branche morte noirâtre, en un instant, par la magie des Sharrs : il s'était écroulé et était mort dans d'horribles spasmes… L'odeur de chair brûlée était partout, la fumée qui piquait les yeux, les cris et la peur qui fouillait les entrailles…
___Et cette présence, à l'arrière de la pensée, cette voie qui s'enflait sans qu'on puisse savoir d'où elle venait, ces mots chargés d'une puissance antique et dévastatrice, comme une incantation baroque chargé d'une magie maléfique, toujours à la limite de l'intelligible, toujours insaisissable, mais qu'on lisait sur tout les visages, inquiets ou effarés…
___Un croc d'acier, brutal et acéré, se planta avec rage dans la pierre au dessus de sa tête, projetant des éclats : le grappin d'une des échelles qui se rabattait brusquement, agrippant, dans une serre impitoyable le morceau de rempart qui lui servait de couvert. Epouvanté, Yalcin bondit comme un ressort et déguerpit. Ne pensant plus qu'à fuir, les yeux écarquillés, il avisa l'escalier, bousculant deux soldats -l'un tombait raide mort d'un trait dont il rencontrait la trajectoire qui lui perça l'œil dans une éclaboussure de sang, il ne s'en aperçut même pas, dévalant les marches…
___Le vent s'était levé à présent… des bourrasques violentes qui frappaient au hasard. Dans le ciel, de lourds nuages s'étaient amoncelés qui annonçaient une tempête telle qu'on aurait jamais du voir. Une spirale grise et noire commençait à se former, dessinant un dôme sinistre et menaçant au dessus de la ville…
___Où fuir ? Où se cacher ?... Yalcin détalait, évitant d'autre fuyards, cavalant de rue en rue, contournant les décombres, les ruines fumantes, les cadavres et les flammes de la magie des Sharrs. Une explosion à sa gauche : un minaret blanc albâtre venait de s'effondrer avec fracas, fauché par un tir de trébuchet, projetant, épars, pans de murs, pierres et poussières… Un autre bloc de pierre tombant plus loin, qui faisait éclater un dôme doré comme un vase précieux sous un coup furieux de masse… Le feu qui tombait du ciel, n'épargnant personne, pas même cette femme serrant son enfant dans ses bras, dépouilles fumantes et noircis dans une pose grotesque…
___Et la terre trembla…
___La voix tonnait plus forte maintenant, et pas seulement dans son crâne… Elle se répercutait en échos sur les édifices proches où apparaissaient des craquelures qui s'élargissaient en fissures dans des grincements secs… Yalcin déboucha au hasard de sa fuite sur l'esplanade des Rois d'Orr, d'où provenait la source de l'incantation… La place, éloignée des remparts, était encore épargnée des tirs Sharrs. Elle portait pourtant les stigmates d'une autre catastrophe. Le sol s'était brisé, en plusieurs endroits, s'était soulevé, rompant les dalles de pierre blanche, ou carrément ouvert sur des fissures béantes… la terre tremblait toujours, spasmodiquement, comme d'une colère sourde… Des centaines de citadins éparses qui se répandaient en supplications ou en prière, à genoux ou carrément à plat ventre, en imprécations, occupaient l'endroit. Des cadavres aussi, qui n'avaient su se garder d'être au mauvais endroit…
___Au milieu de l'esplanade, sur le grand motif solaire, au centre des piliers monumentaux, se tenaient treize mages en transe, professeurs ou élèves doués de l'Académie de Dwayna, qui entouraient, dans un cercle parfait, le Vizir Khilbron… Ce dernier, auréolé d'énergie crépitante, comme parcouru d'étincelles tenait à deux mains, les bras tendus, tremblant d'un effort surhumain, un antique rouleau de parchemin qu'il lisait d'une voix d'outre-tombe, cette même voix qui résonnait dans toute les consciences… Le ciel s'était chargé d'encre et tournoyait au dessus de la ville dont la place était l'œil d'un cyclone cosmique…
___La voix du Vizir Khilbron hurlait à présent, accompagnant les vents qui s'élevaient en tornade et qui happaient les hommes comme les édifices trop faible à leur résister… Le sol lui-même hurlait, qui tremblait en secousses violentes, ensevelissant à jamais les citadins en de multiples fractures qui se resserraient dans l'instant…
___Brusquement le silence… Complet, tangible, comme une chape de plomb qui s'abattait sur la cité… Même les Sharrs s'étaient tus. Le Vizir contemplait hébété son parchemin, puis avisa les alentours, livide et consterné… Et un autre son reprit, comme une plainte, une lamentation, d'en dessous et d'au-dessus, un grondement sinistre… Comme chacun relevait la tête, ils contemplèrent avec horreur les sommets qui dominaient la vallée se disloquer, éclater en blocs gigantesques qui fondaient en masse sur la cité…
___La terre devint une mer de roches déchaînées, brisant, écrasant, concassant les murs, les minces minarets, les coupoles élégantes, le palais, le rempart qui s'abattaient en gros tronçons… peu à peu, la cité glissait alors que son socle s'affaissait vers la vallée, engloutissant dans de larges crevasses des pans entiers de la ville, bombardée par la désagrégation des montagnes… Tout n'était que chaos, et tout semblait sombrer, irrémédiablement attiré vers le bas pour s'abîmer à jamais…
___Lors, le rugissement furieux des eaux se fit, qui s'engouffraient du nord dans un raz de marée apocalyptique, balayant tout ce qui restait encore…
___Un papillon aux ailes brunes veinées d'or volette au dessus de la poitrine nue, à la peau sombre et couturée de cicatrices. L'homme gît plus qu'il ne dort, secoué de sombres cauchemars, pieds et poings liés à un chevalet de bois noircit. Songes morbides de haine et de mort, tout de noir du deuil et rouge du sang, et la pavane macabre qui emplit son esprit… Le papillon se pose, ses ailes battent lentement, au rythme de la respiration rauque. Ses yeux à facettes, iridescents, semblent se fixer sur son visage. Peu à peu, une lueur se fait et les facettes semblent irradier par elles-mêmes… L'homme se calme, respire plus lentement…
___Hors du temps…
___- Il eut été plus simple de le détruire !
___- Et un autre aurait pris sa place… Non, soit confiant, j'ai semé le germe du doute en lui, qui saura reconstruire ce que le Chercheur de la Flamme croit avoir annihilé. Il changera.
___- C'est risqué… Tu connais les prophéties autant que moi. Nous avons échoué à les enrailler, et maintenant, c'est notre seul espoir…
___- Non, il y en a un autre…
___Balthazar considéra un instant Dwayna, comme surpris, puis un sourire s'élargit sur ses lèvres minces…
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Et voilà ! Merci de votre attention... :-)